A chaque époque, le cinéma français aura eu ses « grandes vedettes ». Ses stars que l’on croit alors être la signature du siècle cinématographique. On croit en la pérennité éternelle de leur gloire comme on croira dans les années 80 que le cinéma serait éternellement Adjani ou Lazure. Il en fut de même pour la très élégante Jeanne Boitel dans les années 30. Très vite dirigée par Renoir après l’avoir été par Viktor Tourjansky et George Lacombe, Jeanne Boitel dès ses premières apparitions à l’écran est à l’affiche avec les plus grands noms du cinéma français: Pierre Richard Wilm, Victor Francen, Ivan Mosjoukine, Jean Debucourt. Et des grands noms qui sont alors synonymes d’œuvres de grand prestige! Ces messieurs ne jouent pas dans « Les Trouffions sont de corvée »!
Le cinéma français des années 30 est encore fait d’acteurs qui ont leur « emploi » Il y a les éternels poivrots, les éternelles concierges, les incurables idiots, les comiques, les méchants, les séducteurs et les « grands ». Ceux qui le geste étudié et la diction parfaite jouent les grands rôles comme si le cinéma était une succursale filmée de la comédie française. Ils ont pour noms Pierre Richard Wilm, Pierre Blanchar, Jean Debucourt, Marcel Herrand et quelques autres grands seigneurs de la distinction « a la française ». La classification vaut pour ces dames également et le rayon « grandes dames » est abondamment peuplé d’actrices drapées dans la dignité de leur robe de soir et leur quant à soi haute couture. Marcelle Chantal, Arlette Marchal, Annie Ducaux, Marie Bell, Edwige Feuillère, Vera Korène, Paule Andral, Gabrielle Dorziat et bien sûr Jeanne Boitel.
L’emploi a aujourd’hui disparu et c’est fort dommage car non seulement il était très spectaculaire mais on pouvait y vieillir et donc durer longtemps comme le prouvèrent Mary Marquet, Marguerite Moreno et Françoise Rosay. Aujourd’hui les actrices françaises ne sont plus des « personnages ». Cette tradition finira après le règne de Marlène Jobert. Aujourd’hui elles n’ont plus d’emploi fixe, elles sont de simples outils dans les mains des metteurs en scène. Elles croient y gagner, mais que gagne-on à être interchangeable?
Mais revenons-en à l’actrice qui nous occupe aujourd’hui et à la merveilleuse époque du cinéma français que fut celle de Jeanne Boitel.
Notre sujet du jour vient au monde à Paris le 4 Janvier 1904 sous le patronyme complet de Jeanne, Marie, Andrée Boitel. Passionnée de théâtre c’est sur les planches qu’elle fera ses débuts. Des débuts vite remarqués. Elle est belle, elle est classieuse, et surtout, elle chante joliment avec une de ces petites voix fluettes et haut perchées qui sont alors follement à la mode. Il n’en faut pas plus pour qu’on se l’arrache de Paris jusqu’à Berlin. Le cinéma s’est mis à parler, il se met à chanter, vive l’opérette, vive Jeanne Boitel!
Dès sa première apparition au cinéma, le physique de Jeanne Boitel fait mouche. Allurale et distinguée, elle trouve immédiatement son emploi de grande dame raffinée jusque dans ses principes bourgeois. A elle le drame mondain, la reconstitution historique, les beaux textes de grands auteurs dits dans des robes Schiaparelli ou Chanel! Il est d’ailleurs à souligner ce fait propre à l’emploi de grande dame du cinéma français des années 30: Appauvries, voire ruinées par le scénario, elle n’en perdent pas un seul diamant. A peine triturent-elle un petit mouchoir de dentelle de Calais pour marquer l’émoi.
Affolées par la situation dramatique de l’intrigue, elle continuent à arpenter l’enfilade de salons blancs de leur hôtel particulier en robe à traîne, couvertes de bijoux et parfaitement coiffées devant les domestiques sidérées. La bonne attendant de savoir combien d’invités au dîner et le chauffeur de savoir s’il doit sortir la Rolls, la Voisin ou la Packard. Soulignons également la récurrence d’un grand classique propre à l’emploi. Une fois sur deux, la grande dame, voit débouler dans son salon blanc une aventurière mal élevée qui lui lance » Madame est cocue! » La grande dame déjà en robe du soir à l’heure du petit déjeuner, bat alors deux fois des faux-cils au lieu d’une, ce qui veut dire en langage grande dame « juste ciel, quelle odieuse créature et quel affreux chapeau » Puis dans un sourire aimable elle dit à la fieffée: « Est-ce là tout ce que vous aviez à me dire? Dans ce cas, James veillez raccompagner madame »
Car la grande dame est toujours très polie avec les plus pauvres qu’elle, c’est à dire tout le monde. D’ailleurs ce sont surtout les pauvres qui vont au cinéma, elle le sait. Elle est donc condescendante mais pas brutale. Elle se doit à son public, ça vaut bien quelque sacrifice d’orgueil. La grande dame aime aussi à contrarier les amours des autres. C’est dans sa nature, c’est comme ca. Elle n’aime pas que son mari fricote avec sa secrétaire ou que son fils veuille épouser la fille du charcutier ou du jardiner ce qui est pire. Par contre la grande dame tombe volontiers amoureuse d’un artiste incompris et désargenté, voire même d’un gangster. Pourquoi pas, après tout?
La grande dame ne craint pas le paradoxe. Elle est tout à fait capable d’arriver dans son roadster Mercedes à Ménilmontant pour un cinq à sept passionné dans une chambre de bonne au sixième sans ascenseur. Mais ceci dit, à la fin du film elle ne quitte jamais son noble et riche mari pour les beaux yeux du marchand de charbon. L’emploi sera donc le lot de Jeanne Boitel au cinéma durant toutes les années 30, sauvée parfois de l’élégant carcan par une quelconque opérette, mais le fait demeure l’exception qui confirme sa règle.
Par contre, dès que la déferlante teutonne ébranla le mode et déferla sur Paris, Jeanne Boitel, telle qu’en elle-même dans ses plus grands rôles, toisa l’occupant et les dirigeants de la UFA en particulier. « Tourner pour l’occupant? Vous n’y pensez pas, mon ami! »
Oui, parce que quand la grande dame vous méprise ou n’est pas d’accord avec vous, elle vous appelle « mon ami »
Jeanne Boitel se retrancha au théâtre durant toute l’occupation refusant toutes les propositions de films avec beaucoup d’ostentation. C’est que voyez-vous, non contente de toiser l’ennemi comme autrefois la fille de concierge qui lui disait « madame est cocue », Jeanne Boitel s’était lancée dans la résistance et n’abandonnera le combat que le dernier Allemand raccompagné manu militari hors des frontières françaises! La guerre finie elle avait sonné le glas de ses 40 ans. Etait-il bien convenable de reprendre du collier? Elle préféra accepter la proposition de la Comédie Française et y entre en 1947 pour y rester jusqu’en 1966!
On ne l’aurait peut-être jamais revue si Sacha Guitry qui l’avait dirigée en 1938 dans « Remontons les Champs Elysées » n’avait gardé d’elle un souvenir aussi ému qu’ébloui et ne l’avait pas assiégée jusqu’à ce qu’elle cède pour rejoindre la distribution de « Si Versailles nous était Conté’. Nous étions en 1954, il y avait 16 ans que Jeanne Boitel n’avait plus mis le nez devant une caméra. Elle reprendra donc un peu de service, essentiellement au profit de Sacha Guitry. Mais paradoxalement, c’est sa dernière apparition à l’écran qui fera entrer son nom dans le livre de souvenirs du cinéma français à défaut de le faire entrer dans sa légende.
Elle accepte contre toute attente un rôle de ménagère! Mais pas n’importe quelle ménagère! Elle devient madame Maigret, alias Jean Gabin dans « Maigret tend un Piège » Et elle restera, en peignoir et savates, la seule madame Maigret du cinéma! Joli pied de nez à son image qui était restée jusque là celle d ‘une véritable reine. Mais les grandes dames aussi on de l’humour!
Elle tournera jusqu’en 1973 car elle avait fait, sur le tard il est vrai, la découverte de la télévision.
Jeanne Boitel prit sa retraite à 70 ans, estimant qu’elle en avait assez fait et préférant se retirer « toujours en forme ». Elle vivra encore une heureuse retraite dans sa bonne ville de Paris, toujours curieuse de ce qui se tourne et de ce qui se joue jusqu’au fatidique 7 Août 1987 où elle s’éteint dans sa 83ème année.
Celine Colassin
QUE VOIR?
1931: Une Soir, Au Front: Avec Pierre Richard Wilm et Jean Debucourt
1931: L’Aiglon: Avec Victor Francen et Jean Weber
1932: L’Amoureuse Aventure: Avec Marie Glory et Albert Préjean
1932: Un Coup de Téléphone: Avec Jean Weber et Colette Darfeuil
1932: L’affaire de la rue Mouffetard: Avec Pierre Bertin et Raymond Cordy
1932: Maurin des Maures: Avec Jean Acquistapace et Antonin Berval
1932: Si tu veux: Avec Armand Bernard
1933: Chotard et Cie: Avec Fernand Charpin
1934: Trois pour Cent: Avec Gabriel Signoret
1934: Famille Nombreuse: Avec Georges Milton et Janine Borelli
1934: Casanova: Avec Ivan Mosjoukine et Madeleine Ozeray
1935: Les Dieux s’amusent: Avec Henri Garat et Armand Bernard
1935: Remous: Avec Jean Galland et Françoise Rosay
1937: Romarin: Avec Yvette Lebon et Jean Acquistapace
1938: Remontons les Champs Elysées: Avec Sacha Guitry et Lucien Baroux
1954: Si Versailles nous était Conté: Avec Michel Auclair et Jean-Pierre Aumont
1955: Napoléon: Avec Jean-Pierre Aumont et Pierre Brasseur
1956: Marie-Antoinette, Reine de France: Avec Michèle Morgan et Jacques Morel
1956: Si Paris nous était Conté: Avec Françoise Arnoul, Danielle Darrieux et Sophie Desmarets
1957: Bonjour Jeunesse: Avec Christine Carère
1958: Maigret tend un Piège: Avec Jean Gabin et Annie Girardot.