Juliet Berto est un cas très à part dans l’univers du cinéma français. C’est une de ses seules actrices à traîner une légende noire. Aujourd’hui encore, on n’hésitera pas à faire de Juliet Berto une sorte d’égérie politisée soixante-huitarde, plutôt paumée et dévorée par ses excès avant de finir une seringue dans le bras comme toute les pop stars de l’époque. Une actrice qui n’aurait tourné que quelques films plombants pour public snobinard d’art et d’essai.
C’est une histoire tout à fait effrayante, convenons-en. Et d’autant plus effrayante qu’elle est fausse de A jusqu’à Z.
Juliet Berto c’est en réalité Annie Jamet, venue au monde dans sa bonne ville de Grenoble le 16 janvier 1947. Une famille modeste, ouvrière. Un père à l’usine, une mère en tablier, trois filles.
Les petites filles qui ont grandi dans les années 50 ont été soumises à une éducation de « petites filles modèles » et ce, quel que soit leur milieu. Toutes proprettes en barrettes et socquettes blanches, elle disent quand on leur demande qu’elles voudraient être institutrices ou infirmières. En réalité elles voudraient surtout se marier avec un homme beau. Et s’il pouvait avoir une voiture, ça serait super!
C’est ce qu’Annie va faire. Elle va se marier avec Michel, Michel Berto, un grenoblois, comme elle. Normal, elle n’a jamais quitté Grenoble.
Michel, l’heureux élu s’est laissé pousser les cheveux. Le monde sclérosé qu’on lui propose ne l’enthousiasme pas plus que des milliers d’autres jeunes. Il voudrait s’exprimer faire bouger les choses, faire brûler l’usine. La révolution gronde, Mai 68 va bientôt éclater. Annie admire son révolutionnaire, son Che Guevara qui voudrait changer les choses, faire des films, des films jeunes, des films de jeunes pour des jeunes qui parleraient de choses jeunes.
En attendant, des films, ils vont en voir. Pas des Fernandel, des Gabin ou des Bourvil, pour qui les prend-on? Non. Du cinéma rare et précieux, du cinéma sans un rond du cinéma profond. Du cinéma anti-cinéma commercial.
Et c’est comme celà qu’ils vont voir « Les carabiniers » de Jean-Luc Godard. Godard qui est présent. On se rencontre, on discute de tout, art, avenir politique, cinéma, on sympathise. Godard souhaite garder le contact. Il promet même à Annie de la faire tourner dans un de ses films « à l’occasion ». Il tiendra parole. Ce sera chose faite en 1967. Annie qui devient Juliet et choisit de travailler sous son nom de femme mariée débute dans « Deux ou trois choses que je sais d’elle ». Et si elle avait décidé de fuir illico et à toutes jambes ce monde de tarés, on n’aurait trouvé personne pour s’en étonner. Godard lui a présenté son projet comme un film politique dénonçant les travers d’une société mercantile et déshumanisée. Il a appris que dans les « grands ensembles modernes » de braves épouses, de gentilles mamans, une fois le mari au turbin et les gosses à l’école tapinent sans vergogne et vite fait bien fait pour mettre du beurre dans les épinards et s’offrir « tout le confort moderne ». Juliet est assez emballée et a hâte de découvrir le travail de Godard. Or il a mis le film en chantier essentiellement pour se taper Marina Vlady, sa vedette. Il lui a fait parvenir le scénario avec un Picasso. On a des manières! Mais Marina Vlady l’ayant envoyé bouler plutôt vertement, il réclame son Picasso et déclare « n’en avoir plus rien à foutre de ce film à la con! » Des années plus tard il ira jusqu’à nier l’avoir tourné!
Sur « Week-end », Juliet qui n’a qu’une brève apparition d’accidentée l’entendra accueillir sa nouvelle vedette Mireille Darc par ces mots « Taisez-vous ne me parlez pas je ne vous aime pas! Vous êtes antipathique mais comme c’est un rôle d’antipathique, ça devrait être dans vos cordes! » Entre temps il avait fait d’elle « La chinoise » se gardant bien de dire que sa chinoise était de Grenoble. Le personnage de Juliet étant imprégné de petit livre rouge, Godard prétendra que son film avait déclenché la révolution de Mai 68. Comme cette déclaration fit beaucoup rire, il passa à d’autres distractions. Juliet aussi. De Godard elle allait passer à Rivette. Un autre rigolo du cinéma commercial.
Juliet était follement heureuse en abordant le cinéma par le biais de ses intellectuels auto-proclamés qui avaient tant de chose à lui dire, à lui montrer, à lui apprendre. Elle en échange était prête à donner ses tripes, brûler sa peau, jongler avec son âme. Il y avait quelque chose de l’ordre des prophètes, des sauveurs dans l’image qu’elle se faisait de ce cinéma là. Non seulement ces messieurs sont surtout intéressés par leur égo, leurs succès, leur réputation, le fric et le sexe mais ils en demandent bien peu à Juliet. Elle voulait tout donner, ils lui empruntent très peu. Seul Jacques Rivette explorera les possibilités infinies de la belle Juliet.
Juliet fait partie de la bande des trublions soixante-huitard, c’est un fait. Elle est de la bande des Jean-Pierre Kalfon, des Bulle Ogier, des Jean-Pierre Léaud, des Bernadette Lafont, des Pierre Clémenti. Parfois elle ne fait qu’apparaître dans leurs films « Pour en être ». Sans crédit au générique, sans cachet, avec ses propres fringues et son sandwich acheté sur le chemin.
Mais Juliet n’est pas « la bonne copine ». Elle est une artiste. Elle a à dire, elle a à montrer. Alors tant pis pour sa bande. Si on lui propose autre chose, n’importe quoi elle acceptera. Et tant pis si c’est un téléfilm avec Roger Hanin. Ca prendra du temps. Ces oiseaux-là font peur. On les imagine drogués, hystériques, cinglés, ingérables, ce n’est d’ailleurs pas forcément faux.
Juliet Berto ne renie rien. Elle ne prend même pas ses distances, elle est ailleurs. Elle est une actrice qui tourne, enfin. Une actrice qui est reconnue, plébiscitée, admirée. Non elle ne tourne plus des films de douze heures, elle tourne avec Alain Delon, avec Robert Hossein, avec Jean-Louis Trintignant, avec Serge Reggiani, avec Jean-Claude Bouillon, avec Jean-Pierre Marielle. Des films qui marchent ou en tout cas qui ont tout pour.
Yves Simon subjugué écrit « au pays des merveilles de Juliet » et finalement lui dédie tout un album. Juliet écrit un livre où elle balance toutes ses motions, ses déchirures, ses colères et sa soif de vivre.
Et puis elle ose. Elle ose le tout pour le tout. Elle ose le grand saut. Elle écrit le scénario de SON film, le film qu’elle VEUT réaliser, qu’elle VEUT jouer. Ce sera « Neige » comprenez l’héroïne. Juliet et Michel Berto se sont séparés. Elle a un nouvel homme dans sa vie. Le cinéaste Jean-Henri Roger qui va l’aider à préparer et à monter son film
On est en 1981. Juliet mène son projet à bien. Son film est sélectionné au festival de Cannes. C’est la montée des marches et c’est un accueil magnifique. C’est le prix du jeune cinéma. Oui, Juliet Berto est une grande. Une très grande. Son film est magnifique même s’il comptera pour beaucoup dans sa « légende noire ». Son second film, « Cap Canaille » qu’elle à co-écrit, co-réalisé et interprété fait partie de la sélection officielle du festival de Berlin en 1983. « Ce n’est pas un film traditionnel, c’est une approche narrative différente, on suit les impulsions plutôt que les actes, c’est avant tout un rythme. J’avais pensé « Neige » comme un blues, « Cap Canaille » serait plutôt dans le registre symphonique. Maintenant il y a des symphonies de merde, ce n’est pas à moi de dire si celle-ci est réussie, c’est à vous ».
Et Juliet Berto de tourner les talons, partant pour d’autres aventures, d’autres films, d’autres rôles, d’autres réalisateurs. Des projets forts de préférence, des films qui sont comme elle. Des films avec quelque chose à dire.
Mais le 10 janvier 1990, la nouvelle tombe: Juliet Berto n’est plus. Elle est morte. Le cancer du sein l’a emportée. Elle avait 42 ans.
La mémoire populaire préfèrera en faire une victime de « Neige ».
Celine Colassin
QUE VOIR?
1967: 2 ou 3 choses que je sais d’elle: Avec Marina Vlady et Anny Duperey
1967: La chinoise: Avec Anne Wiazemsky et Jean-Pierre Léaud
1967: Week-end: Avec Mireille Darc et Jean Yanne
1967: Homéo: Court métrage avec Michel Asso
1969: Ciné-girl: Avec Christine Guého, François Leroi et Jean-Luc Godard
1969: Le gai savoir: Avec Jean-Pierre Léaud
1969: Slogan: Avec Serge Gainsbourg et Jeanne Birkin
1969: Je, tu, elles: Avec Jacqueline Coué et Monique Lejeune
1969: D2truisez-vous: Avec Caroline de Bendern
1970: Un été sauvage: Avec Marilu Tolo, Katina Paxinou et Nino Ferrer
1971: La Cavale: Avec Catherine Rouvel et Jean-Claude Bouillon
1972: Sex-shop: Avec Jean-Pierre Marielle
1972: Les Caïds: Avec Jean Bouise et Serge Reggiani
1973: Défense de savoir: Avec Jean-Louis Trintignant, Charles Denner et Michel Bouquet
1974: Céline et Julie vont en bateau: Avec Dominique Labourier
1974: Le protecteur: Avec Robert Hossein et Georges Géret
1974: Le milieu du monde: Avec Philippe Léotard et Olimpia Carlisi
1974: Erica Minor: Avec Brigitte Fossey et Edith Scob
1975: Le mâle du siècle: Avec Claude Berri
1976: Mr. Klein: Avec Alain Delon
1977: El cine soy yo: Avec Domenico del Castillo
1978: L’argent des autres: Avec Catherine Deneuve et Jean-Louis Trintignant
1980: Guns: Avec Patrick Bauchau
1981: Neige: Avec Jean-François Stévenin
1983: Cap Canaille: Avec Jean-Claude Brialy et Richard Bohringer
1985: Une vie suspendue: Avec Jacques Weber
1987: Papillon du vertige: Avec Joséphine Solinas
1987: Un amour à Paris: Avec Catherine Wilkening