J’ai parfois l’impression que Sylvie a vu défiler sa carrière longue d’un demi siècle avec un certain effarement. Vétérane adulée d’un cinéma de prestige, Victor Francen, Louis Jouvet, Gérard Philipe et même Fernandel l’ont aimée et admirée. Pourtant l’actrice semble être venue « faire son travail » sur les scènes et les plateaux à peu près avec autant de glamour et de passion que si elle venait vendre des chaussures dans une boutique des grands boulevards. Elle-même n’étant d’ailleurs pas plus haute qu’une botte. Un de ses rares interviews filmées la montre sur une chaise, triturant ses gants et son sac à main en attendant les réglages lumière du plateau. Impatientée au bout de 30 secondes elle demande « Ca va durer longtemps? »
J’ai découvert dans ma prime jeunesse l’actrice Sylvie dans trois films, mais j’étais bien trop jeune encore pour réaliser que c’était la même personne. Oui c’est bien Sylvie qui, dans « Sous les toits de Paris » passe le film à chercher de quoi nourrir les pauvres chats affamés qu’elle recueille avec l’énergie du désespoir absolu. Oui, c’est bien Sylvie dans « Le Miroir à deux Faces » qui manie le sarcasme avec jubilation en mère idolâtre de son fils Bourvil et mène la vie dure à sa belle fille Michèle Morgan. « Qu’est-ce que vous attendez pour étendre le linge? Qu’il pleuve? » Oui c’est bien Sylvie cette madame veuve Raquin qui abomine sa belle-fille Simone Signoret. Trois films trois rôles trois interprétations qui avaient marqué ma jeune cervelle au fer, telle l’épaule de milady dans « Les trois mousquetaires » laquelle pour le coup n’était pas Sylvie mais Lana Turner achevant de traumatiser ma jeune personne à coups de postiches platinés.
Le 3 janvier 1883 naît à Paris Louise Pauline Mainguené. Fruit des amours entre un mariner et une institutrice qui donnera à sa fille l’amour des beaux textes. Ce n’est pas pour rien si l’actrice servira à l’écran Balzac, Zola, Dostoïevski ou…Homère!
Sylvie qui fera une carrière de vétérane laisse l’image d’une actrice de caractère à qui il fait rarement bon se frotter. Gino Cervi dans Don Camillo en sait quelque chose! Une férocité d’autant plus inattendue avec cette petite silhouette toute de noir vêtue qui a toujours l’air de sortir des vêpres.
Pourtant Sylvie fut jeune comme tout le monde et elle fut tout à fait ravissante. Petite vénus de poche brunette aux grands yeux de lacs, elle enchanta très tôt les planches, jouant volontiers les jeunes oiselles piquantes et délurées ou les beautés campagnardes suscitant les mâles convoitises et vite troussées.
Sylvie disait tout devoir à son professeur et maître qui lui avait révélé tous les arcanes de l’art dramatique Eugène Silvain. C’est en hommage à Silvain qu’elle devint Sylvie. Elle voulait se revendiquer de l’homme de l’art et le fera toute sa vie. Si en réglé générale on ne prête qu’aux riches, il n’en va pas de même avec Sylvie. Si on lui concède quelques apparitions au cinéma des années dix sous prétexte qu’un ou deux films ont survécu, je suis au regret de dire que c’est tout à fait faux et qu’elle mena dans le silence une prestigieuse carrière de vedette particulièrement active durant…La grande guerre. Lorsque je parle de prestigieuse carrière, je ne parle pas du nombre de bobines, elle n’est pas de ces partenaires pour comique facétieux à recevoir des tartes à la crème dans des formats courts pour se faire gondoler le public en marge de la foire agricole de Vitry le François. Mademoiselle Sylvie de l’Odéon, théâtre dont elle est devenue la reine incontestée, donne dans le prestige et alignera une dizaine de grands rôles dans des productions de haute volée. Ne débute-elle pas à l’écran dans « Britannicus »?
Cela étant posé il est évident que le cinéma, muet ou parlant n’était pas son truc et de toute façon, quand aurait-elle trouvé le temps d’en faire? Après ses exploits muets il faudra attendre 1938 et l’opiniâtreté de Pierre Chenal pour la ramener aux caméras avec « Crime et Châtiment ». Sylvie découvre alors un cinéma de qualité, une technique enfin au point et en un mot comme en cent un nouveau vecteur pour faire partager œuvres et textes au plus grand nombre. Je n’ose imaginer ce qu’il serait advenu si elle avait trouvé le film de Chenal mauvais! On ne l’aurait probablement jamais revue dans un film!
Sylvie se mit donc à aimer le cinéma à l’âge de 50 ans. Chenal, Duvivier, Allégret, Lacombe, Clouzot vont se ruer sur l’aubaine et lui offrir des rôles puissants. Si le physique de beauté printanière et pimpante de « mademoiselle Sylvie de l’Odéon » n’est plus qu’un lointain souvenir, qu’importe. La quinquagénaire va entament dans l’immédiate avant guerre une prestigieuse carrière faite de rôles forts et d’apparitions surprenantes.
Ce genre de « caractères » dans le cinéma français de l’époque sont essentiellement cantonnés aux seconds rôles. Mais Sylvie se démarque de ses « rivales » dans le genre. Elle n’est pas, comme Jeanne Fusier Gir, Gabrielle Fontan ou Jane Marken toujours partantes pour une seule scène, une seule apparition, parfois une seule phrase. Sylvie tient des rôles. Elle est un rouage de l’histoire, victime ou criminelle, en tout cas souvent coupable des situations décrites. C’est elle, mère castratrice qui fait le malheur de ses enfants dans « Thérèse Raquin », c’est elle qui tue dans « Le Corbeau ». C’est elle qui fait le malheur de son fils Fernandel dans « Le Fruit Défendu ».
Cette carrière durera jusqu’au milieu des années 60 et se terminera en apothéose en 1965. Sylvie pour la première fois de sa carrière tient le rôle titre d’un film « La Vieille dame Indigne ». Ce n’était d’ailleurs pas gagné d’avance la production aurait souhaité un plus grand nom, mais…Lequel?
Sylvie devint donc à 82 ans cette vieille dame indigne qui sous le nez de ses enfants épatés s’entiche d’une prostituée et s’achète une 2CV pour aller faire la bringue.
Une ultime légende va s’attacher au nom de Sylvie. Beaucoup de ses admirateurs décrèteront qu’à 80 ans passés elle tirait sa révérence pour finir sur son plus beau rôle. C’est tout à fait faux! Sylvie était prise par ses engagements à la télévision! Oublie-on qu’elle avait un rôle récurrent dans Belphégor? Elle tirera sa révérence définitive en 1968.
Sylvie s’éteint dans la discrétion qui fut toujours la sienne le 5 janvier 1970, deux jours après avoir soufflé ses 87 bougies dans sa maison de retraite de Compiègne.
Celine Colassin
QUE VOIR?
1912: Britannicus: Avec Gabriel Signoret et Valentine Tessier
1913: Germinal: Avec Henry Krauss
1922: Roger la Honte: Avec Gabriel Signoret
1935: Crime et châtiment: Avec Madeleine Ozeray et Harry Baur
1937: Un Carnet de Bal: Avec Marie Bell
1938: L’Affaire Lafarge: Avec Marcelle Chantal
1938: Entrée des Artistes: Avec Odette Joyeux et Louis Jouvet
1939: La Fin du Jour: Avec Louis Jouvet, Victor Francen et Michel Simon
1939: L’Esclave Blanche: Avec Viviane Romance et Marcel Dalio
1940: La Comédie du Bonheur: Avec Jacqueline Delubac, Michel Simon et Ramon Novarro
1941: Romance de Paris: Avec Charles Trenet et Jean Tissier
1943: Marie-Martine: Avec Renée St Cyr et Jules Berry
1943: Les Anges du Péché: Avec Renée Faure et Jany Holt
1943: Le Corbeau: Avec Pierre Fresnay et Ginette Leclerc
1944: L’Île d’Amour: Avec Tino Rossi et Josselyne Gaël
1944: Le Voyageur sans Bagages: Avec Blanchette Brunoy et Pierre Fresnay
1945: Le Père Goriot: Avec Pierre Renoir et Claude Génia
1945: La Route du Bagne: Avec Viviane Romance et Clément Duhour
1946: L’Idiot: Avec Edwige Feuillère et Gérard Philipe
1946: Le Pays sans Etoiles: Avec Jany Holt et Gérard Philipe
1947: Miroir: Avec Martine Carol et Jean Gabin
1949: Pattes Blanches: Avec Suzy Delair et Michel Bouquet
1950: Dieu a besoin des Hommes: Avec Madeleine Robinson, Pierre Fresnay et Daniel Gélin
1951: Sous le Ciel de Paris: Sylvie et ses chats
1952: Don Camillo: Avec Fernandel et Gino Cervi
1952: Le Fruit Défendu: Avec Fernandel et Micheline Gary
1952: Nous sommes tous des Assassins: Avec Mouloudji et Raymond Pellegrin
1953: Thérèse Raquin: Avec Simone Signoret et Raf Vallone
1954: Ulysse: Avec Silvana Mangano et Kirk Douglas
1956: Michel Strogoff: Avec Curd Jürgens
1958: Le Miroir à deux Faces: Avec Michèle Morgan et Bourvil
1960: Crésus: Avec Fernandel
1960: Quai du Point du Jour: Avec Dany Carrel et Raymond Buissières
1963: Château en Suède: Avec Françoise Hardy et Monica Vitti
1965: La Vieille Dame Indigne: Avec Victor Lanoux et Malka Ribowska