Marguerite Moreno fut à la fois un des plus sensationnels « monstres sacrés » de son temps et une actrice qui n’eut pas toujours droit à la reconnaissance qu’elle méritait. On alla jusqu’à dire d’elle d’un ton un peu pincé « Moreno accepte n’importe quoi, elle se fiche de la qualité de l’œuvre et de séduire un public choisi. Faire rire l’ouvrier le dimanche lui suffit! » Quand on tourne six fois pour Guitry ou que Jean Giraudoux refuse de mourir tant qu’il n’ a pas terminé « La Folle de Chaillot » qu’il écrit pour vous selon la légende (hélas fausse), fait-on vraiment n’importe quoi comme n’importe qui? Non. Quand au cinéma, quand Pagnol et Guitry écrivent pour vous, a-on le temps d’encore faire n’importe quoi avec n’importe qui? Non.
Nous ne sommes pas chez les rupins et les suffragettes n’existent pas encore mais presque. Pourtant, sa maman née Charlotte Moreno en a soupé de la condition d’épouse et de mère. Marguerite grandira en pension, à Paris d’abord puis en Bretagne. Plus tard, se fichant bien du mécontentement marital, Charlotte décidera d’ouvrir une agence de nourrices. Une excellente initiative pour soulager les mères et donner du travail aux filles qui ont du lait, un enfant sevré et la plupart du temps…pas de mari!
Charlotte aimerait voir sa seule fille prendre sa succession mais malheureusement pour elle, du fin fond de sa pension bretonne où elle s’ennuie comme un calvaire sous la pluie, Marguerite lit! Elle fait plus que lire , elle dévore, s’entiche des beaux textes, de poésies et pour tout dire fantasme volontiers sur les poètes et Verlaine en particulier. Digne du tempérament espagnol de sa mère, se fichant bien de ses hurlements, Marguerite décidera de suivre les cours du conservatoire d’art dramatique. Elle en sortira avec un premier prix de tragédie et un premier prix de comédie. Le conservatoire étant l’école préparatoire à la comédie française, Marguerite Moreno y entre en 1890 à seulement 18 ans, tremblante comme une feuille dans ses premières scènes, déjà sublime et admirée.
Il est coutume de dire que Marguerite Moreno ne s’éternisa pas à la comédie française. C’est encore une fois assez injuste, elle mettra 13 ans à claquer la porte! Monet Sully le grand « ténor » maison refuse de lui donner la réplique car « elle fait de l’ombre à son art et ça nuit à la concentration du public » Ca le distrait semble-il du texte de monsieur! La lourdeur administrative légendaire de la maison de Molière achevant de l’exaspérer, Marguerite quitte donc la comédie française au profit du théâtre personnel de son amie Sarah Bernhardt ravie de l’accueillir sur ses planches!
Sarah la complaisante amie qui changera de ton lorsque Marguerite fera un succès dans « La Sorcière » qui éclipsera le sien! Sarah qui avait trouvé sotte la jalousie de Monet Sully éprouve exactement la même!
Marguerite n’a que 34 ans lorsqu’elle porte en terre son époux. Elle s’étourdit alors dans ce Paris « Belle époque ». Celui de toutes les audaces. Dès que le rideau tombe à la comédie française, elle se rue dans les « Boîtes à femmes ». Chez Palmyre » place Blanche ou à la « potinière » rue Pigalle. C’est là qu’elle retrouve ses copines les plus sulfureuses avec bien entendu Colette en tête.
En 1908 elle se remarie avec un jeune homme qui aura sa petite célébrité d’acteur dans les années folles, Jean Daragon. Les deux choses les plus curieuses dans ce mariage étant d’abord que les deux conjoints se ressemblent physiquement et qu’ensuite ils choisiront de s’exiler en Argentine. Marguerite enseignera plusieurs années, cinq ans, au conservatoire de Buenos Aires!
Pourtant avant leur exil volontaire, le couple Daragon semblait s’amuser follement et faisait partie du tout Paris! Marguerite était l’amie intime de la richissime Charlotte Lysés qui après avoir été la maîtresse de Guitry père épousait Guitry fils le 14 Août 1907. Marguerite était le témoin de Charlotte. Et parce que la jeune mariée avait 7 ans de plus que son sémillant époux, le mariage eut lieu chez eux, dans leur chambre. Ils se mariaient au lit et en pyjama, Sacha ayant fait croire que sa vielle épouse était percluse de rhumatismes!
Lorsque Marguerite rentre en France les choses ont changé. A commencer par elle-même. Elle n’est plus la sylphide du mariage londonien à l’automne 1900. Elle a passé la quarantaine, s’est épaissie, ses traits vieillissants sont durs, presque virils, bientôt elle parlera d’elle-même comme d’un « veux gendarme »! Elle ne voit pas très bien quel pourrait être son nouvel emploi. Un nouvel emploi où tout serait à faire. C’est Colette qui insiste « soyez drôle! » Elle songe a reprendre contact avec Guitry mais la page Charlotte Lyses est tournée. Le règne d’Yvonne Printemps a suivi et cette nouvelle épouse ne veut pas entendre parler de la bonne copine de la précédente. Marguerite est persona non grata chez Guitry et devra attendre le règne de Jacqueline Delubac pour une rentrée en grâce…Momentanée!
En attendant, la guerre est venue. Si Paris n’est pas occupé, il est rationné. Colette s’est alors installée dans un vieux chalet branlant, résidu du « Village suisse » dans le XVIème arrondissement de Paris. Si Colette est maintenant connue pour ses écrits, sa pingrerie et surtout sa goinfrerie sont déjà ses deux priorités. Une petit groupe de copines se forme et s’installe au chalet. Musidora qui n’est encore qu’une danseuse nue des Folies-Bergères est une championne du ravitaillement. Elle part dès l’aube et ne rentre qu’avec ses cabas débordants. Le temps pour elle de passer un tablier et se mettre au fourneau. C’est Marguerite qui fait la vaisselle en déclamant des vers tonitruants. Andromaque a sa préférence. Colette ne fait rien à part touiller dans les plats en sauce. Elle paie le loyer ce qui lui semble suffisant. Pour ses services, Musidora a droit à un petit lit de fer dans l’entrée. Cette joyeuse époque finira avec l’armistice et le risque de voir le chalet vermoulu s’écrouler pour de bon sur ses illustres occupantes. Marguerite peu confiante en l’édifice rentre chaque soir dormir chez elle puisqu’elle habite à deux pas dans une vraie maison.
Marguerite retrouve le succès après guerre avec « Chéri » où elle partage l’affiche avec Colette en personne. Et puis il y a le cinéma qui s’intéresse soudain à elle. Elle y avait débuté en 1916 avec son mari Jean Daragon et n’avait pas jugé bon de s’attarder. Alors elle avait tourné, certes puisqu’on l’engageait et qu’on la payait. Mais enfin, cette pantomime muette lui semblait parfaitement grotesque même si elle obtenait, déjà, de bons rôles!
En attendant, elle a une nouvelle relation dans sa vie avec le jeune Pierre qui est non seulement son amant mais son neveu. Colette n’est pas en reste. Son nouvel amour, Bertrand, est lui aussi bien plus jeune qu’elle. C’est l’époque « Blé en herbe » pour ces dames à la pointe de la monde intime.
Quand le cinéma parlera, Marguerite aura 60 ans, mais qu’importe! Ca change tout! Si maintenant on peut dire alors on peut jouer! En 1933 elle formera avec Charles Dullin le plus épouvantablement saisissant couple de Thénardier qui se puisse rêver! On ne reverra jamais pareille crapulerie dans les rôles!
La guerre revint. Marguerite que le temps rattrapait souffrait de l’âge dans sa « vielle carcasse de gendarme ». Elle songeait à la retraite d’autant plus volontiers qu’elle s’était aménagé un confortable domaine dans le Lot pour ses vieux jours. Ses vieux jours étant là depuis un bout de temps, elle ne se décidait jamais à raccrocher tout à fait. D’autant que de beaux rôles s’offraient encore à elle. Comment dire non?
Alors elle tournait et tant pis pour l’occupation. La paix retrouvée lui vaudra une nouvelle brouille avec Guitry qui lui reproche de ne pas l’avoir défendu à la libération!
En 1946 c’est la quintessence théâtrale de sa carrière avec « La Folle de Chaillot » qu’elle jouera 300 fois en 365 jours, fêtant ses 75 ans dans le rythme effréné des représentations sous un maquillage au plâtre et au goudron d’une hideur apocalyptique.
Il faut ici tordre la légende selon laquelle « La folle de Chaillot » est écrite pour Marguerite. Jean Giraudoux collabore depuis des années avec Louis Jouvet et est un admirateur immense de la compagne de Jouvet à la scène comme à la ville, la belge Madeleine Ozeray. C’est pour Madeleine qu’il a écrit Ondine, c’est Madeleine qui l’a créée sous la direction de Jouvet qui lui donne la réplique.
La guerre réinstallée, Jouvet et Madeleine Ozeray sont en tournée en Amérique du sud. Giraudoux leur écrit souvent et se félicite de les retrouver dès l’armistice entériné car il écrit une nouvelle pièce où Madeleine donnera la réplique à Edwige Feuillère qu’il adore. C’est bien entendu « La folle de Chaillot ». Edwige sera la folle et Madeline sera Irma la plongeuse.
Mais en Amérique du sud, la relation entre Jouvet et Ozeray va voler en éclat. Jouvet rentre seule, Madeleine reste en Amérique. Giraudoux n’aurait jamais toléré voir Jouvet monter la pièce sans Madeleine Ozeray. Seulement voilà. Madeleine est au bout du monde et Giraudoux est mort. Jouvet a les mains libres et engage Marguerite. C’est le triomphe. Un triomphe qui viendra à bout de la comédienne. Marguerite mourra quelques semaines après le dernier tombé de rideau.
En 1947, Christian Jacques fait d’elle la concierge du paradis dans « Les Jeux sont faits » avec Micheline Presle. Rôle et titre sont prémonitoires, Marguerite s’éteint dans son sommeil le 14 juillet 1948, profitant d’une nuit de liesse populaire pour partir dans la discrétion.
Des années plus tard, Jouvet décédé lui aussi, Edwige Feuillère prendra enfin la dégaine de la folle de Giraudoux sur scène et avec…Madeleine Ozeray.
Celine Colassin
QUE VOIR?
1916: Debout les Morts: Avec Jean Daragon
1923: Le Mauvais Garçon: Avec Maurice Chevalier
1923: Gonzague: Avec Maurice Chevalier et Nina Myral
1929: Le Capitaine Fracasse: Avec Pierre Blanchar et Charles Boyer
1930: Cendrillon de Paris: Avec Colette Darfeuil et Pauline Carton
1930: Chérie: Avec Mona Goya et Jacqueline Delubac
1931: Un Joli Succès: Court métrage avec Pierre Moreno et Rip
1931: Marions-Nous: Avec Alice Cocéa et Fernand Gravey
1931: Le Cordon Bleu: Avec Jeanne Helbing et Edwige Feuillère
1932: Miche: Avec Suzy Vernon et Edith Mera
1932: Cognasse: Avec Thérèse Dorny et Tramel
1933: Le Chasseur de Chez Maxim’s: Avec Suzy Vernon et Tramel
1933: Le Sexe Faible: Avec Mireille Balin et Pierre Brasseur
1933: La poule: Avec Arlette Marchal
1934: L’Aristo: Avec Josette Day
1934: La Reine de Biarritz: Avec Alice Field
1934: Casanova: Avec Jeanne Boitel et Madeleine Ozeray
1934: Paris-Deauville: Avec Monique Rolland et Germaine Sablon
1934: Les Misérables: Avec Charles Dullin et Harry Baur
1934: Primerose: Avec Madeleine Renaud et Henri Rollan
1935: Les Dieux s’amusent: Avec Jeanne Boitel et Henri Garat
1936: Jeunes Filles de Paris: Avec Mireille Balin et Michel Simon
1936: Le Roman d’un Tricheur: Avec Jacqueline Delubac et Sacha Guitry
1936: Faisons un Rêve: Avec Jacqueline Delubac, Sacha Guitry et Raimu
1936: Tout va très bien, Madame la Marquise: Avec Colette Darfeuil et Noël-Noël
1937: Le Coupable: Avec Suzet Maïs et Pierre Blanchar
1937: Le Mot de Cambronne: Avec Jacqueline Delubac, Sacha Guitry et Pauline Carton
1937: Les Perles de la Couronne: Avec Arletty, Jacqueline Delubac et Sacha Guitry
1937: Regain: Avec Fernandel et Orane Demazis
1937: La Fessée: Avec Yolande Laffon et Mireille Perrey
1937: Ces Dames aux Chapeaux Verts: Avec Micheline Cheirel et Alice Tissot
1937: Mes tantes et moi : Avec René Lefèvre et Alice Tissot
1938: Les Femmes Collantes: Avec Betty Stockfield et Josselyne Gaël
1938: La Chaleur du Sein: Avec Michel Simon et Arletty
1938: La Route Enchantée: Avec Charles Trenet
1938: J’étais une Aventurière: Avec Edwige Feuillère et Jean Murat
1938: Barnabé: Avec Fernandel
1938: L’accroche Coeur: Avec Jacqueline Delubac, Henri Garat et Jacqueline Francell
1939: Ils Etaient Neuf Célibataires: Avec Elvire Popesco et Sacha Guitry
1939: Eusèbe Député: Avec Michel Simon et Jules Berry
1939: Jeunes Filles en Détresse: Avec Marcelle Chantal et Jacqueline Delubac
1939: Derrière la Façade: Avec Gaby Morlay, Elvire Popesco, Michel Simon et Jules Berry
1939: Le Château des Quatre Obèses: Avec Sylvia Bataille et André Brulé
1939: Ma Tante Dictateur: Avec Pauline Carton
1941: La Prière aux Etoiles: Film inachevé avec Josette Day
1943: Le Camion Blanc: Avec Blanchette Brunoy
1943: Douce: Avec Odette Joyeux et Madeleine Robinson
1943: Donne-Moi tes Yeux: Avec Geneviève Guitry de Séréville et Sacha Guitry
1944: La Collection Ménard: Avec Lucien Baroux
1944: Carmen: Avec Viviane Romance et Jean Marais
1946: L’Idiot: Avec Edwige Feuillère
1946: Les Malheurs de Sophie: Avec Madeleine Rousset et Michel Auclair
1947: Les Jeux Sont Faits: Avec Micheline Presle et Marcel Pagliero
1947: Rendez-vous à Paris: Avec Annie Ducaux
1948: L’Assassin est à l’écoute: Avec Louise Carletti et Francis Blanche